
comment la bureaucratie a asphyxié notre système hospitalier
- Particuliers |
- 01/02/2022
L’opium des directions hospitalières actuelles est « le projet ».
Tout est projet : projet médical, projet managérial, projet social, projet de soins, projet d’établissement, projet financier, projet de pôle, projet de département, projet de service, projet de chefferie de service, projet pédagogique, projet des représentants des usagers, etc. Aucun projet ne se réalise comme prévu, car c’est une littérature fictionnelle qui donne l’impression d’avoir été rédigée sous l’emprise de stupéfiants. Et que dire de ces rapports annuels d’activité, enquêtes administratives, rapports d’étapes, feuilles de route, plans stratégiques, boîtes à outils, états prévisionnels, plans locaux de santé, plans globaux de financement pluriannuels, stratégie nationale de santé, pilotage de la transformation (là où il faudrait plutôt une transformation du pilotage), retours d’expérience (RETEX, dans ce verbiage bourré de sigles et d’acronymes dont plus personne ne finit par connaître la signification) ? Qui lit ces documents destinés à une étagère empoussiérée puis à la déchèterie ?
Fait assez curieux, la bureaucratie assure sa domination non pas en exigeant des données fiables ou contrôlées, mais se satisfait de ce que chaque case soit remplie. L’expérience a montré que répondre n’importe quoi à ces inquisitions n’a aucune conséquence. C’est une découverte étonnante qui peut vous simplifier la vie. On peut même dire que le recueil de données est une entreprise aléatoire. L’acribie n’est pas la qualité première des fournisseurs de chiffres officiels.
Reporting, normes et procédures
Les membres de cette oppressante cléricature souffrent d’une étrange manie, liée à celle des indicateurs chiffrés : l’exigence de « reporting ». « Faire de la satisfaction d’indicateurs l’objectif d’un travail, non seulement détourne une partie de ce travail d’une action productive (un temps croissant étant consacré à renseigner ces indicateurs), mais le déconnecte des réalités du monde, auxquelles est substituée une image chiffrée construite dogmatiquement ».
La demande de « reporting » porte sur la moindre action, le moindre geste, bientôt la moindre pensée, le moindre rêve. Le temps pris par le « reporting » finit par recouvrir le temps passé à agir.
En effet, la dérive technocratique éloigne de la pratique et de l’expérience. Ce phénomène observé dans tous les domaines, n’aura pas épargné la médecine, malgré la nécessité de s’adapter aux singularités de chaque malade. L’hôpital public a son agence technique spécialisée dans la gestion entrepreneuriale. Son nom, typiquement novlangue, Agence nationale d’Appui à la Performance (ANAP), est tout un programme, et ses recommandations une source inépuisable de stupéfaction.
Pour compléter le tableau, ajoutons l’organisation incessante de réunions, ne serait-ce que pour fixer la date de la prochaine réunion. Le refus de participer à une réunion est vécu comme le dernier outrage par les bureaucrates.
La plus belle réussite de la bureaucratie, qui fait un tort considérable au monde hospitalier, est sans doute son aptitude à dilater le temps et à diluer les responsabilités. Ce qui dans la vraie vie prend une heure, prend dans la vie bureaucratique un trimestre, un semestre, une année. Pour justifier son existence et surtout ne pas laisser penser qu’il ne sert à rien, chaque échelon, et il s’en crée de nouveaux en permanence, caquette en réunions multiples, se divise en groupes et sous-groupes de travail, commissions et sous-commissions, pond des rapports et sous-rapports , met son grain de sel à tout propos, un grain de sable en réalité, contredit l’échelon inférieur, avant d’être contredit par l’échelon supérieur.
Il faut souligner notamment la capacité de l’administration à organiser de façon autonome sa propre croissance, à la manière d’une tumeur maligne qui capte à son profit les ressources de l’organisme au sein duquel elle se développe.
La bureaucratie de papa, source d’aimables plaisanteries, s’est transformée en outil toxique avec l’ère des « managers » et le tournant gestionnaire des années 1980. Ce tournant a été étudié par de nombreux sociologues et psychologues du travail. Les acteurs de terrain ont été dépossédés de leur savoir et de la maîtrise de leur travail. Cette évolution s’est accompagnée de la perte des solidarités en raison de la généralisation de l’évaluation individuelle. Elle a généré une souffrance éthique, car les agents sont tenus d’agir en contradiction avec les valeurs qui leur ont fait choisir un métier au service des autres.
La souffrance est devenue le quotidien pour un nombre élevé d’agents ou de victimes de l’administration, à tous les niveaux. Certains finissent par se suicider sur leur lieu de travail ou dans les locaux de l’administration qui les a poussés à bout. Le harcèlement moral est une technique managériale en vogue et le sadisme une des qualités premières pour monter dans la hiérarchie des bureaux.
Gouvernance par les nombres
Dire que nous vivons une crise des politiques publiques est peu dire. Les décisions des dirigeants au cours de ces dernières décennies ont conduit à un échec financier et surtout moral de plus en plus visible. Les services publics sont dans un état désastreux. La souffrance y est déniée
L’indicateur sature la langue managériale. On entend souvent politiques ou hauts fonctionnaires prononcer cette phrase appliquée à tous les domaines : « Il faudrait quelques indicateurs bien choisis, en petit nombre. » Derrière une apparence de bon sens, cette proposition de retenir quelques indicateurs « bien choisis » – on ne dit pas comment – cache une erreur conceptuelle désormais bien démontrée. La loi de Goodhart devrait pourtant être connue de nos élites : lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure. Un indicateur manipulable transformé en objectif a immédiatement des effets pervers. Les exemples d’indicateurs pervertis ne manquent pas. Ce sont les flacons d’antiseptiques versés dans le lavabo dès que leur consommation a servi à évaluer le suivi des règles d’asepsie, ou le refus des malades difficiles par les chirurgiens cardiaques américains quand le taux de mortalité chez leurs opérés devait servir à les classer – indicateur rapidement abandonné. Et que dire de la proposition du président Sarkozy qui avait envisagé que le taux de mortalité de chaque hôpital soit affiché dans le hall d’entrée des établissements ?
Le management par objectifs et indicateurs doit être considéré comme maltraitant. La recherche scientifique a été ravagée par l’instauration d’indicateurs. Elle s’est muée en recherche de publications dès lors que l’évaluation des chercheurs s’est résumée à un indicateur.
Inconduite scientifique
Cet indicateur n’évalue pas la qualité des publications mais leur nombre, et, dans le cas des recherches biomédicales, se traduit en recettes supplémentaires pour l’établissement hospitalier auquel sont rattachés les chercheurs. Pour ces deux raisons, la perversion de cet indicateur tient du prodige. Ce mode d’évaluation incite à tricher. Les cas d’inconduite scientifique se multiplient : données embellies, données fabriquées, plagiats. Le système de points Sigaps (Système d’Interrogation, de Gestion, d’Analyse des Publications scientifiques) établi en France a fait l’objet d’une étude canadienne qui montre que dans les douze ans qui ont suivi l’instauration de cet indicateur, le nombre de publications par les centres hospitaliers et universitaires français a augmenté de 45 %. Selon la revue « Nature Index », qui a analysé le devenir de 5 millions d’articles scientifiques publiés entre 1980 et 1990, seuls deux sur 100 000 restent marquants plusieurs décennies après leur parution.
Les organismes de recherches, comme en France le CNRS, se rendant compte des effets pervers de ce mode d’évaluation, abandonnent progressivement les indicateurs bibliométriques. Au lieu de demander à un chercheur quel est son score Sigaps, on lui posera une question bien plus embarrassante : qu’avez-vous apporté à votre domaine de recherche, quelle énigme avez-vous résolue, quels sont les résultats marquants auxquels vous êtes parvenus ? Beaucoup seront bien en peine de répondre et les authentiques chercheurs sortiront du lot. Cette évaluation qualitative favorisera l’inventivité, l’originalité, et sera un bon remède à la graphorrhée actuelle.